Neslihan Gedik
Le 20 octobre 2024, dans le cadre du Couvent Saint-Jacques à Paris, le Professeur Ori Z. Soltes a présenté son ouvrage Between Thought & Action: An Intellectual Biography of Fethullah Gülen. Invité par l’association Plateforme de Paris, cet événement a permis de découvrir les idées et la philosophie de Fethullah Gülen.
Fethullah Gülen et le Hizmet ont croisé le chemin du Professeur Soltes pour la première fois lors d’un groupe de discussion organisé par le Rumi Forum à Georgetown University. Cette rencontre a marqué le début de son intérêt pour le mouvement Hizmet et l’a conduit à publier en 2013 son premier ouvrage sur le sujet, intitulé Embracing the World: Fethullah Gülen’s Thought and Its Relationship to Jalaluddin Rumi and Others. Depuis la publication de ce livre, Ori Soltes et sa famille ont fait face à des pressions croissantes des autorités turques, reflétant le contexte politique complexe entourant le mouvement.
Actuellement professeur à l’Université de Georgetown, Ori Soltes est une figure reconnue dans les domaines de la théologie, de l’histoire de l’art, et de l’histoire politique. Son expertise et son intérêt de longue date pour le mouvement Hizmet lui ont permis d’explorer en profondeur les idées et principes de Fethullah Gülen. Cet ouvrage de six chapitres met en lumière les origines, la philosophie et l’impact de Gülen, tout en abordant les défis auxquels il a été confronté.
Le premier chapitre de son livre, A Brief Biography, explore les premières années de la vie de Fethullah Gülen et le contexte politique et culturel de la Turquie. Fethullah Gülen est né dans le village de Korucuk, à Erzurum, au sein d’une famille pieuse. Son père, Ramiz Efendi, était respecté pour sa connaissance approfondie de l’islam et son rôle de hafiz, tandis que sa mère, Refia Hanım, jouait un rôle central dans la communauté en enseignant le Coran. Grâce à leur piété et leurs contributions, la famille Gülen jouissait d’une grande estime au sein de la société ottomane.
Gülen a poursuivi ses études dans les sciences islamiques traditionnelles, s’inspirant notamment du Risale-i Nur de Said Nursi. À Erzurum puis à Edirne, il a élargi ses connaissances pour inclure non seulement les sciences islamiques, mais aussi la littérature occidentale et orientale, l’histoire islamique et le soufisme. Cette approche multidisciplinaire a nourri son engagement envers l’apprentissage tout au long de sa vie.
La passion de Gülen pour l’enseignement et l’apprentissage a jeté les bases de son concept de hizmet (service), un principe central dans sa philosophie et son mouvement. Convaincu que des obligations personnelles limiteraient sa mission, il a choisi une vie de célibat pour se consacrer entièrement au service de l’islam et de l’humanité.
À partir des années 1960, Gülen a intensifié ses efforts pour influencer positivement la jeunesse turque. En réponse aux défis sociaux et politiques, il a encouragé les jeunes à éviter la violence et à embrasser une vie fondée sur le service et l’éducation. Ses sermons, combinant valeurs islamiques et sciences modernes, ont catalysé la création d’écoles, de centres de dialogue et de projets sociaux, en Turquie et dans le monde entier. Comme l’a souligné Aydın Bolak, ancien président de l’Association de l’industrie et des affaires de Turquie : « Gülen a insufflé l’idéalisme dans l’âme de la jeunesse turque. »
Malgré les critiques des milieux laïcs et extrémistes, Gülen a persisté dans sa mission, promouvant une vision d’un islam centré sur le service, l’éducation et le dialogue. Cette philosophie a eu un impact durable, influençant des millions de personnes à travers le monde.
Ori Soltes explore dans le deuxième chapitre les sources principales des idées de Gülen et leur influence sur le Hizmet. Les pensées de Gülen sont influencées par des penseurs soufis comme Rabia, Rumi et Bediüzzaman Said Nursi. L’amour, la compassion et une spiritualité ancrée dans les traditions soufies sont les bases de sa philosophie. Soltes a mis en lumière l’idée de Rabia sur « le service motivé par l’amour de Dieu » ainsi que l’approche de Bediüzzaman qui intègre la religion à la science. Pour Gülen, l’amour est l’essence de l’existence et le chemin vers la proximité divine.
Gülen prône aussi l’harmonie entre la science et la religion, les considérant comme complémentaires. Soltes a rappelé que Gülen faisait référence à la célèbre citation d’Einstein : « La science sans religion est aveugle ; la religion sans science est boiteuse. » Selon Gülen, la science doit être guidée par des principes éthiques pour éviter les dérives. Les écoles inspirées par Gülen promeuvent une éducation équilibrée combinant valeurs scientifiques et morales, contribuant ainsi au progrès social.
Le livre met en lumière l’approche du mouvement Hizmet, basée sur l’amour et l’altruisme. Le mouvement privilégie le bien-être des autres plutôt que les gains personnels. L’amour et la tolérance (« l’acceptation bienveillante ») sont des valeurs centrales. Gülen rejette le fanatisme religieux et la violence, insistant sur la patience, l’amour et le dialogue dans la résolution des problèmes sociaux.
Les idées de Gülen sur la séparation entre religion et politique sont également mises en avant. Il considère la démocratie comme le meilleur système pour garantir justice et liberté et critique les approches utilisant la religion comme outil dans les régimes autoritaires. Pour lui, l’islam est compatible avec les principes démocratiques et favorise l’harmonie entre croyances différentes.
Dans le troisième chapitre, From Words to Actions, Ori Soltes explique comment Fethullah Gülen a transformé ses idées en actions concrètes à travers le dialogue, l’éducation et des activités altruistes.
Au fil des années, alors qu’il était encore jeune, Fethullah Gülen a remarqué l’absence des jeunes dans les mosquées. Pour établir un dialogue avec eux, il a choisi de sortir des espaces religieux traditionnels pour aller à leur rencontre dans des cafés. Là, il répondait à leurs interrogations, qu’elles soient religieuses, scientifiques ou liées au monde. Ces échanges lui ont permis de prendre conscience d’un problème plus profond : la rupture des jeunes avec leurs racines culturelles et historiques. Ce qu’il percevait comme un défi local en Turquie est progressivement apparu comme un problème global, touchant des sociétés bien au-delà de son pays d’origine. Pour répondre à ces défis, il a développé une vision axée sur trois principes fondamentaux : l’éducation pour combattre l’ignorance, la solidarité pour faire face à la pauvreté, et le dialogue pour promouvoir la compréhension et réduire les conflits. Ces idées ont formé la base de ce qui deviendra plus tard le mouvement Hizmet, une philosophie de service désintéressé envers l’humanité, indépendamment de la foi ou de l’origine. L’éducation a occupé une place centrale dans cette démarche. Les écoles affiliées au Hizmet, présentes dans plus de 170 pays, offrent des programmes éducatifs complets tout en s’abstenant d’enseigner des dogmes religieux. L’objectif principal reste de lutter contre l’ignorance et de former des citoyens responsables, capables de contribuer positivement à leurs sociétés. Par exemple, en Australie, des élèves ont mis en place un jardin biologique, dont les revenus ont financé la construction d’un puits dans un village malien. Ce type de projet illustre la combinaison unique d’éducation et d’engagement social qui caractérise le Hizmet. En parallèle, le mouvement répond aussi aux besoins sociaux non matériels, comme en témoignent les initiatives mises en place à Amsterdam pour briser l’isolement des personnes âgées. Ce type de projet vise à répondre à des besoins émotionnels et sociaux. Le dialogue interculturel et interreligieux est également au cœur des activités du Hizmet. Aux États-Unis, par exemple, les Dîners du Vivre Ensemble organisés pendant le Ramadan rassemblent des personnes de confessions variées autour d’une table pour partager un repas et mieux se comprendre. De même, les festivals culturels organisés par le mouvement rassemblent des jeunes du monde entier, renforçant les liens d’amitié et de compréhension mutuelle.
Le quatrième chapitre, In Their Own Words: The Followers and Sympathizers of Gülen and Hizmet Speak, examine l’impact mondial de Fethullah Gülen et du mouvement Hizmet à travers les témoignages de ses adeptes. Ori Soltes propose trois approches principales pour comprendre l’influence de Gülen : l’analyse de ses écrits, l’observation des actions de ses disciples, et les informations obtenues à partir d’entretiens avec des personnes inspirées par le mouvement.
Ce chapitre rassemble plus de 70 entretiens réalisés en plusieurs langues, menés dans divers pays comme la Turquie, les États-Unis, l’Allemagne et l’Australie, auprès de personnes associées au mouvement Hizmet. Parmi les thèmes récurrents figurent l’importance que Gülen accorde à l’intégration de la réflexion et de l’action, son approche altruiste du service, et son insistance sur l’humilité individuelle.
Les témoignages mettent en lumière les qualités personnelles de Gülen, les valeurs fondamentales du mouvement Hizmet et l’accent mis sur l’éducation. En particulier, il est souligné que les écoles affiliées au Hizmet favorisent la pensée critique et encouragent les individus à contribuer positivement à la société. La résilience et la capacité d’adaptation du mouvement face aux défis sont également abordées.
Ori Soltes, dans le cinquième chapitre, Conclusion, propose un résumé approfondi de la vie et de la philosophie de Fethullah Gülen. Ce chapitre met en lumière trois points principaux : les aperçus sur les idées de Gülen, les répercussions sociales de ses écrits, et les attaques contre lui et le mouvement Hizmet par le gouvernement turc.
Soltes a souligné les pressions subies par Gülen et Hizmet depuis 2016. Il a affirmé que les accusations portées sous le régime d’Erdoğan, bien que dénuées de preuves, faisaient partie d’une campagne systématique de diffamation contre Hizmet. Selon Soltes, cette campagne visait à dissimuler des scandales de corruption et à réduire au silence des leaders éthiques.
Soltes a expliqué que la philosophie de Gülen offre une alternative à une interprétation politisée de l’Islam, en promouvant une vision de “l’Islam civique”. Cette approche repose sur l’éducation, le dialogue et un service désintéressé, tout en valorisant des principes universels tels que l’amour, la patience et la tolérance, qui transcendent le nationalisme et le sectarisme.
Dans la dernière partie de son livre, intitulée Two Epilogues, Ori Soltes propose une analyse des origines de l’animosité de Recep Tayyip Erdoğan envers Fethullah Gülen, ainsi que des événements après la tentative de « coup d’État » de 2016 en Turquie. Soltes souligne que les tensions entre Erdoğan et Gülen reposent sur des divergences idéologiques profondes. Alors que Gülen défend une vision de « l’Islam civique » fondée sur l’éducation, le dialogue et le service, les politiques autoritaires et la tendance d’Erdoğan à instrumentaliser la religion s’y opposent.
Selon Soltes, les chemins de Gülen et Erdoğan ne se sont jamais croisés. Gülen a toujours évité toute affiliation politique, tandis qu’Erdoğan a utilisé la religion comme un outil pour consolider son pouvoir. La vision de Gülen, axée sur la démocratie, l’humilité et le service à la société, contraste avec l’autoritarisme d’Erdoğan.
Soltes explique que l’animosité d’Erdoğan envers Gülen a également une dimension personnelle. Erdoğan nourrirait une rancune envers Gülen, l’accusant d’avoir soutenu le processus d’enquête sur la corruption en 2013, qui avait entaché son gouvernement.
En abordant les événements de 2016, Soltes soutient que cette période a marqué le début d’une politique systématique de répression dirigée contre le mouvement Hizmet. Erdoğan aurait utilisé ces événements pour accuser Gülen et justifier une purge massive dans les institutions de l’État. Durant ce processus, les écoles, les médias et les services sociaux affiliés à Hizmet ont été fermés, des milliers de personnes arrêtées, et leurs biens confisqués. Soltes compare cette stratégie aux tactiques d’autres régimes autoritaires pour renforcer leur contrôle. Soltes met en avant l’approche pacifique de Gülen, qui rejette la politisation de la religion et les méthodes autoritaires.
Les enseignements de Gülen mettent l’accent sur l’éducation, le dialogue et l’aide humanitaire, formant un contraste avec les manipulations religieuses et les pratiques autoritaires d’Erdoğan. Selon Soltes, la vision de Gülen, fondée sur des valeurs universelles, représente une menace pour les ambitions politiques et personnelles d’Erdoğan.
Enfin, Soltes conclut cette partie en soulignant la résilience du mouvement Hizmet après 2016, et son impact mondial, avec ces mots : « Les projets éducatifs, sociaux et humanitaires du mouvement touchent des millions de personnes dans le monde. Ces initiatives montrent que, même dans les moments les plus sombres, le service désintéressé peut apporter lumière et espoir. Fethullah Gülen résume cette vision avec un mot : ‘sabır’. La patience et la persévérance, associées à une foi profonde, constituent la force motrice de Hizmet. Avec cette attitude, le mouvement a survécu et s’est renforcé, devenant un symbole d’un islam civique et universel. Je suis convaincu que l’avenir de Hizmet est brillant et que, malgré les défis, ce mouvement continuera de faire une différence positive dans le monde. »
NB : Un grand merci aux bénévoles de Plateforme de Paris pour leur contribution.