M. Fethullah Gulen
Signifiant littéralement « séparer », « abstraire », « détacher », ou « s’isoler de toute forme d’occupation ou d’engagement », le tajrīd (détachement) désigne l’état où l’on se détache des choses de ce monde et où l’on renonce à tous les désirs charnels ou corporels. Il désigne également le fait de se détourner de tout hormis Dieu et d’être libéré de tout attachement à la richesse, au statut ou à la position sociale, comme à toute attente mondaine[1], et de choisir Dieu seul, sans rien attendre en retour.
Les savants établissent un lien entre le détachement et l’énoncé coranique « Ôte tes sandales ! » (s. XX/Ṭā-Hā, v. 12), et l’interprètent comme étant le fait de purifier le cœur — qu’ils appellent la maison de Dieu — de toute considération de ce monde ou de l’autre, et de le préparer à recevoir la visite du Souverain Très-Saint. D’aucuns vont plus loin et y voient le fait de se tourner de tout son cœur vers la Lumière des Lumières et, dans la mesure de ses capacités, de La choisir de manière absolue, sans laisser de place à autre chose dans ses sentiments. D’autres enfin ont vu dans le détachement le fait de résister à tous les désirs et impulsions charnels ou corporels et aux attirances de ce monde avec tout ce qu’il recèle. Les initiés qui n’ont pas été capables de se détacher des désirs charnels, des tentations du monde, de l’attachement du cœur à toute autre chose que Lui, ou de toute considération mondaine ou de l’au-delà, ne peuvent pas accéder à Sa compagnie privée et au plaisir spirituel qui en découle.
Sur ce point important, l’auteur du Minhāj, Abū Bakr Jābir al-Jazā’irī[2], écrit :
Tant que tu ne te détaches pas
Des considérations sur toute chose hormis Lui,
Tu ne seras pas en mesure d’atteindre l’intimité
Avec le Bien-aimé dans sa pièce privée.
La même idée est ainsi exprimée par İbrâhim Hakkı[3] :
Le cœur est la maison de Dieu ;
Purifie-le de tout ce qui n’est pas Lui,
Afin que le Tout-Miséricordieux puisse descendre dans Son palais la nuit.
Le détachement, qui, selon les mots d’al-Sayyid al-Sharīf[4], consiste à nettoyer le cœur et les autres facultés les plus intimes de la salissure et de la poussière de l’attachement à tout ce qui n’est pas Lui, exige que ceux qui ont reçu la faveur de Le voir se détachent de tout ce qu’ils voient ou entendent, et qu’ils vivent immergés dans les lumières de l’Existence du Témoin Éternel. Chaque initié le ressent et reçoit la faveur des dons qui en résultent selon sa capacité propre.
Lorsque ceux qui se trouvent aux étapes initiales du voyage spirituel se sentent grandir à mesure que la connaissance de Dieu se développe dans leur cœur, les informations acquises à Son sujet s’estompent peu à peu, tandis qu’ils commencent à percevoir des lueurs venues d’au-delà des choses. Alors, tous leurs besoins matériels ou corporels, et le monde lui-même avec tout ce qu’il contient, perdent progressivement valeur et importance à leurs yeux, tandis qu’ils deviennent des miroirs polis de la vérité, ou quelque fluide qui s’évapore, laissant apparaître le reflet de Dieu. Celui qui éprouve cette faveur dit parfois, à l’instar de Fudūlī[5] :
La voie du détachement est un chez soi
Où pour s’installer il faut un renoncement absolu et un sacrifice total,
Alors abandonnez tout ce que vous possédez,
Et n’ayez point de maison !
Ou parfois pleure, à l’instar de Yūnus Emre[6] :
J’ai trouvé le miel des miels :
Qu’on vienne piller ma ruche !
Celui qui a atteint l’étape ultime du voyage spirituel est libéré de toute considération liée aux autres êtres, à l’exception de Dieu, et il ne subsiste plus en lui que Dieu seul, toute autre chose ayant disparu sans laisser de trace. Si ceux qui ont le privilège d’avoir atteint ce degré de détachement n’observent pas les principes de la voie prophétique ou les règles de la sharī‘a[7] dans leurs considérations, ils peuvent sombrer dans la négation de la « réalité des choses » — les origines ou les essences des choses établies dans la Connaissance de Dieu. C’est un rang où beaucoup d’initiés vivent dans l’hébétude, — alors que ceux qui suivent scrupuleusement les panneaux indicateurs et les feux de la voie prophétique tout au long de leur voyage, admettant la réalité des choses, ne voient en toute chose que Celui qui est l’Unique, ne connaissent que l’Unique, n’évoquent que l’Unique, n’appellent que l’Unique, et ne se tournent que vers l’Unique dans Ses milliers de signes, les aubes, détournant leurs yeux de tous les autres.
Ahmadī[8] livre son sentiment sur ce rang de la manière suivante :
J’ai soumis tout mon être à cet Ami, je n’ai plus de demeure ;
Et ayant purifié mes mains de toute chose matérielle, je me suis retrouvé sans aucun des deux mondes.
Car l’amour de Dieu est venu et m’a attiré à lui : ouvrant les yeux de mon cœur, me tirant d’un sommeil enivré.
Son unité s’est manifestée à moi, de sorte que je L’ai vu en toute certitude.
J’ai chassé le polythéisme, n’ayant plus de doute.
Quant à l’état de ceux qui ont achevé leur voyage vers Dieu, il s’agit d’un état de plaisir si profond, si indescriptible, où les efforts pour s’abstraire du monde ont abouti à un détachement si parfait, qu’ils ont pratiquement perdu leur propre être, un état que ceux qui n’en font pas l’expérience ne peuvent ni connaître ni décrire. Quiconque tenterait de le faire ne saurait échapper à la confusion. Une telle relation entre le Tout-Puissant, l’Ultime Vérité et un initié auquel Il a fait la grâce d’un tel degré d’accomplissement spirituel doit être un cadeau mystérieux et secret de Sa part à Ses distingués serviteurs. Ce que nous devrions faire, c’est éprouver du respect pour ce don de mystère.
Ô Dieu ! Montre-nous la vérité comme étant vraie et permets-nous de la suivre, et montre-nous le mensonge comme étant faux et permets-nous de nous en abstenir. Et accorde paix et bénédiction à notre maître Muhammad, le guide de vérité, ainsi qu’à sa Famille et à ses Compagnons, pieux, nobles et honorables.
[1] Autrement dit, exclusivement attachée aux réalisations du monde ici-bas (NdT).
[2] D’origine algérienne, le théologien Abū Bakr Jābir al-Jazā’irī (1921-2018) a enseigné à l’université islamique de Médine pendant 26 ans et dans la mosquée du Prophète pendant un demi-siècle. Il laisse à la postérité une œuvre considérable, dont le célèbre Minhāj al-muslim, « La voie du musulman » (NdT).
[3] À la fois poète, penseur mystique et homme de science, İbrâhim Hakkı Erzurûmî (1703-1780) a rédigé une quinzaine d’ouvrages dans les trois langues majeures de l’islam (l’arabe, le persan et le turc). On lui doit notamment le Marifetname ou « Livre de la gnose », une compilation et un commentaire mêlant astronomie, mathématiques, anatomie, psychologie, philosophie et mysticisme (NdT).
[4] Plus connu sous son surnom honorifique d’al-Sayyid al-Sharīf (« le Noble Maître »), ‘Alī ibn Muhammad al-Jurjānī (1339-1413) est un théologien majeur du XVe siècle, originaire de Gorgan (Iran). À Chiraz, ville dans laquelle il enseignait, il rédigea l’essentiel de son œuvre, composée de commentaires dans des domaines aussi divers que la grammaire, la logique et la jurisprudence islamique. En tant que théologien, il recourait volontiers à la philosophie dans ses commentaires. Attaché à la connaissance mystique enfin, il éprouvait le plus grand respect pour les maîtres soufis (NdT).
[5] Muhammad ibn Sulaymān Fudūlī (1480-1556) est l’un des auteurs les plus brillants et les plus représentatifs de la littérature islamique du XVIe s. S’il a écrit en arabe et en persan, de même que dans sa langue maternelle, le turc azéri, son œuvre la plus abondante est en turc ottoman. Adepte d’un mysticisme nourri de néo-platonisme, il dessine à travers ses poèmes une conception de l’amour centrée sur l’union des existences et où la nostalgie de l’être aimé constitue en dernière analyse une tension vers le divin, but ultime de l’existence (NdT).
[6] Poète mystique turc d’Anatolie, extrêmement populaire, de la seconde moitié du XIIIe s. et du premier quart du XIVe s, Yūnus Emre était un musulman d’une grande piété, nourrit des enseignements du Coran et de la Sīra (récits de la vie du Prophète), mais aussi de ceux du mysticisme islamique dans la tradition d’un Ibn al-‘Arabī. Sa philosophie religieuse tendait tout entière vers l’« unité de l’existence » (wahdat al-wujūd), une théorie soufie selon laquelle tout ce qui existe est en Dieu, tout procédant de Lui et tout revenant finalement à Lui (NdT).
[7] Loi divine. Ensemble des lois que Dieu a prescrit à ses serviteurs à travers le Coran et la Sunna, dont certaines ont été déduites par analogie (qiyās) et d’autres ont fait l’objet d’un consensus (ijmā‘) parmi les savants (NdT).
[8] Contemporain de Jalāl al-Dīn Rūmī (1207-1273), Amīr Muhammad ibn Amīr Ahmadī a vécu à Bayburt, dans l’est de la Turquie. L’Anatolie des XIIIe et XIVe s. connaissait alors des associations de jeunes gens organisés en corporations et adoptant les idéaux de la futuwwa (idéal éthique souvent comparé à l’esprit de la chevalerie occidentale, et qui, au sein du soufisme, peut correspondre à un modèle d’engagement spirituel). Ses chefs portaient le titre de akhī, ce qui était notamment le cas d’Ahmadī, qui dirigeait une corporation d’artisans et de commerçants (NdT).