Se libérer de la pourriture cérébrale et de la dépendance à la technologie
Zeynep Orhan
Dans cet article
- Le concept de « pourriture cérébrale » – la détérioration progressive de notre capacité à nous concentrer, à réfléchir profondément et à nous engager de manière significative dans le monde qui nous entoure – est passé d’une préoccupation marginale à un débat général.
- Tout comme une bibliothèque a besoin d’un entretien régulier et d’une conservation scurpuleuse, nos esprits ont besoin d’un nettoyage et d’une réorganisation intentionnels. Dans le paysage numérique actuel, cette maintenance mentale est devenue plus cruciale que jamais.
- Au lieu de considérer les appareils numériques et les médias sociaux comme entièrement bons ou entièrement mauvais, nous devrions promouvoir une compréhension plus nuancée de la manière dont ces outils peuvent être utilisés intentionnellement pour l’apprentissage, la croissance et la connexion significative.
Introduction
Vous souvenez-vous de l’époque où les smartphones semblaient être la plus grande invention de notre époque et où les réseaux sociaux promettaient de nous connecter tous d’une manière jamais possible auparavant ? Nous avons accueilli ces merveilles technologiques à bras ouverts, mais avons-nous oublié de considérer le prix que nous pourrions payer et nous sommes-nous déjà demandés si cette révolution numérique était vraiment la meilleure chose qui nous soit arrivée ? Et les inconvénients ? Avons-nous pensé à la manière dont notre connectivité constante pourrait nous affecter ? Alors que nous parcourons des flux sans fin et passons d’une notification à l’autre, nous nous arrêtons pour nous demander : est-ce que cela améliore réellement nos vies ? Pouvons-nous même imaginer une journée sans consulter nos téléphones ? Et surtout, quel effet cette immersion numérique constante a-t-elle sur nos esprits, en particulier ceux de nos jeunes ?
Ce ne sont plus seulement des questions philosophiques. Nous assistons à une augmentation sans précédent des problèmes de santé mentale chez les jeunes, un phénomène que de nombreux experts relient directement à notre monde hyperconnecté. Le concept de « pourriture cérébrale » – la détérioration progressive de notre capacité à nous concentrer, à réfléchir en profondeur et à nous engager de manière significative dans le monde qui nous entoure – est passé d’une préoccupation marginale à un débat général. Comme le soutient le célèbre psychologue social Jonathan Haidt dans son dernier ouvrage, nous assistons à rien de moins qu’à un « grand recâblage » de l’enfance elle-même, avec des conséquences qui devraient tous nous alarmer.
Mais il ne s’agit pas là d’une simple histoire pessimiste concernant la technologie. Dans cet article, nous explorerons les impacts réels de notre dépendance numérique, de la crise de santé mentale qui touche nos jeunes à la façon dont notre cerveau est reprogrammé par une connectivité constante. Nous explorerons le besoin de renouvellement mental, de débroussage de l’esprit et de détoxification. Plus important encore, nous découvrirons des moyens pratiques pour nous libérer de ces chaînes numériques et retrouver notre bien-être mental dans un monde de plus en plus connecté, montrant qu’il est possible de profiter des avantages de la technologie sans en devenir esclave.
La marée montante : une crise mondiale de santé mentale chez les jeunes
Les chiffres sont alarmants : la santé mentale des jeunes est en crise dans le monde entier. Depuis le début des années 2010, la dépression, l’anxiété, l’automutilation et les tentatives de suicide chez les jeunes ont augmenté. Les principales organisations médicales ont déclaré qu’il s’agissait d’une urgence en 2021.
Les experts soulignent une combinaison de facteurs à l’origine de cette crise, les médias sociaux étant le principal responsable. Une enquête menée en 2024 auprès de professionnels de la santé mentale a identifié les médias sociaux comme le principal moteur des problèmes de santé mentale chez les jeunes. D’autres facteurs contributifs incluent l’anxiété climatique, l’instabilité politique et l’isolement social. Le psychologue social Jonathan Haidt, dans son livre de 2024 « La génération anxieuse : comment le grand recâblage de l’enfance provoque une épidémie de maladie mentale » (angl. « The Anxious Generation: How the Great Recwiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness », soutient qu’une enfance « basée sur le téléphone », combinée à une parentalité surprotectrice, a perturbé le développement social et neurologique des adolescents. Cela a entraîné une augmentation de l’anxiété sociale, une fragmentation de la capacité d’attention, un manque de sommeil et une dépendance numérique.
Cette crise n’est pas le résultat d’une sensibilité accrue des jeunes. Les pressions auxquelles ils sont confrontés – de la comparaison sur les réseaux sociaux aux inquiétudes concernant un avenir incertain – sont réelles. L’évolution des définitions et de la sensibilisation à la santé mentale peut également contribuer à l’augmentation des taux signalés.
Pourriture cérébrale : quand la consommation numérique émousse nos esprits
Le terme « pourriture cérébrale » – le mot de l’année 2024 selon Oxford University Press – décrit le déclin mental dû à une consommation numérique excessive. Son utilisation a augmenté de 230 %, les gens ayant du mal à articuler les effets d’une exposition prolongée à du contenu en ligne trivial. Les symptômes comprennent un brouillard mental, une capacité d’attention réduite et des difficultés à s’engager dans des idées complexes.
Il est intéressant de noter que le concept n’est pas nouveau. Le terme a été inventé par Henry David Thoreau dans « Walden », où il critiquait la tendance de la société à privilégier les idées simplistes au détriment de la pensée complexe. « Tandis que l’Angleterre s’efforce de guérir la pourriture de la pomme de terre », écrivait-il, « personne ne s’efforcera-t-il de guérir la pourriture du cerveau, qui sévit bien plus largement et de manière bien plus fatale ? » Ses mots, écrits il y a plus d’un siècle, semblent un oracle effrayant à notre époque de défilement sans fin et de distraction numérique constante. Aujourd’hui, les professionnels de santé reconnaissent qu’il s’agit d’une préoccupation légitime, le contenu court des médias sociaux fournissant des doses rapides de dopamine au détriment d’un engagement significatif.
La génération Z et Alpha reconnaissent leur dépendance numérique avec ironie, en utilisant le terme « pourriture cérébrale » tout en continuant à consommer le contenu qui la provoque. Le paradoxe est clair : l’accès illimité à l’information n’a pas conduit à un engagement plus profond, mais à une surcharge cognitive et à une distraction.
Recâbler l’enfance : une génération façonnée par les écrans
Les recherches de Jonathan Haidt indiquent que 2010 a été le tournant où la santé mentale des jeunes a fortement décliné, coïncidant avec l’adoption généralisée des smartphones. Cette tendance touche principalement les moins de 18 ans, dans tous les pays développés.
Haidt identifie un certain nombre de principaux dangers, comme par exemple :
– la privation sociale,
– la privation de sommeil,
– la fragmentation de l’attention …
Depuis 2010, les adolescents passent moins de temps avec leurs amis en personne, dorment moins et déclarent avoir moins d’amitiés proches, les filles étant les plus touchées.
Une fuite Facebook de 2021 a révélé que Meta était conscient des effets négatifs d’Instagram sur la santé mentale des adolescents, en particulier des filles, mais privilégiait l’engagement au détriment du bien-être des utilisateurs. Haidt relie également cette crise au « sécurisme », où une parentalité surprotectrice limite la capacité des enfants à développer leur résilience. Le jeu traditionnel permettait autrefois de développer des capacités d’adaptation, mais avec l’augmentation du temps passé devant les écrans et la prudence parentale, ces expériences diminuent.
Parmi les solutions, on peut citer des politiques scolaires sans téléphone, un accès différé aux smartphones (par exemple, l’engagement « Attendez jusqu’au 8 ») et une surveillance réglementaire de la part des gouvernements et des entreprises technologiques. Cependant, la mise en œuvre de ces changements reste difficile en raison de la résistance des parties prenantes.
Preuves du monde réel : que se passe-t-il lorsque les téléphones sont interdits ?
Une étude menée en 2024 à la Stanway School de Colchester a apporté des preuves concrètes de l’impact des restrictions d’utilisation des smartphones. Menée par l’Université de York, cette étude a suivi des élèves de 4e qui ont renoncé à leur smartphone pendant 21 jours. Les résultats ont été saisissants.
Les élèves se sont endormis 20 minutes plus vite et ont gagné une heure de sommeil supplémentaire par nuit. Leur heure de coucher est passée de 23h02 à 22h12. Des dispositifs de suivi du sommeil ont confirmé ces changements. Le bien-être mental s’est également amélioré : les sentiments liés à la dépression ont diminué de 17 % et l’anxiété de 18 %. Même les données de fréquence cardiaque ont montré des signes d’amélioration du bien-être.
Les améliorations cognitives ont été moins prononcées. La mémoire de travail n’a augmenté que de 3 % et l’attention soutenue n’a pas connu de changement notable, ce qui suggère que des interventions à plus long terme pourraient être nécessaires pour constater tous les bénéfices cognitifs.
Cette étude rejoint les conclusions de Haidt concernant l’impact des smartphones sur les jeunes, tout en démontrant que les effets négatifs sont réversibles. Les pays envisagent désormais des réglementations plus strictes, comme le projet australien d’interdire les réseaux sociaux aux moins de 16 ans. Cette recherche fournit des données concrètes pour étayer des décisions politiques éclairées, montrant que même des restrictions partielles sur l’utilisation des téléphones peuvent apporter des bénéfices significatifs.
L’art du renouvellement mental à l’ère numérique
Dans notre quête de solutions à la surcharge numérique, nous trouvons des concepts de sagesse tels que le « renouveau mental », le « débroussage mental » ou la « détoxification mentale ». Ce concept puissant offre une nouvelle perspective sur la manière de retrouver notre clarté mentale à l’ère de la surabondance d’informations.
Considérez votre esprit comme une vaste bibliothèque, recevant et archivant constamment des informations via différents canaux de conscience. Tout comme une bibliothèque nécessite un entretien régulier et une sélection minutieuse, notre esprit a besoin d’un nettoyage et d’une réorganisation intentionnels. Dans le paysage numérique actuel, cet entretien mental est devenu plus crucial que jamais.
Ce concept repose sur une vérité fondamentale : nos esprits sont souvent encombrés de débris numériques : informations fragmentées, contenus trompeurs et flux incessants d’interactions numériques superficielles. À l’instar d’une maison devenue inhabitable après des années de désordre, nos esprits peuvent être encombrés par l’afflux constant de contenu numérique non filtré.
Ce qui rend ce désordre mental particulièrement insidieux, c’est son influence subtile sur nos schémas de pensée. Tout comme nous absorbons inconsciemment les styles de parole et les expressions des personnes que nous admirons, nous pouvons inconsciemment internaliser les schémas de pensée dispersés encouragés par les réseaux sociaux et la cadence rapide des contenus numériques. Nos pensées commencent à refléter la nature fragmentaire de notre consommation numérique : nous sautons d’un sujet à l’autre, incapables de maintenir une concentration profonde ou un engagement significatif.
Il ne s’agit pas d’un isolement numérique total. Il s’agit plutôt de développer une relation plus consciente avec l’information que nous consommons. Cela implique de se débarrasser régulièrement de tout désordre mental inutile et de filtrer soigneusement ce que nous laissons pénétrer dans notre espace mental. Ce processus est particulièrement vital à notre époque, où le volume d’informations que nous recevons quotidiennement dépasse largement notre capacité à les traiter efficacement.
Mais comment pouvons-nous réellement « débrousser notre esprit » ?
– Le processus commence par la reconnaissance : reconnaître que notre espace mental est encombré de déchets numériques.
– L’étape suivante implique un filtrage conscient : évaluer nos sources d’information, s’interroger sur la valeur de notre consommation numérique et choisir délibérément ce qui mérite une place dans notre bibliothèque mentale.
Cela peut signifier :
– se désabonner des comptes qui ne servent pas notre bien-être,
– fixer des limites à l’utilisation des réseaux sociaux, ou
– créer du temps dédié à un engagement plus profond et plus significatif avec les idées.
L’objectif n’est pas d’atteindre une clarté mentale parfaite, ce qui n’est ni possible ni nécessaire. Il s’agit plutôt de développer une pratique de renouvellement mental régulier, à l’image du ménage que nous effectuons chez nous. Ce processus continu d’entretien mental contribue à prévenir l’accumulation de débris numériques qui peuvent obscurcir notre jugement et fragmenter notre attention.
Aller de l’avant : équilibrer technologie et bien-être
Face à ces défis, nous devons reconnaître une réalité fondamentale : la technologie et les médias sociaux font désormais partie intégrante de nos vies. La solution ne consiste pas à abandonner complètement ces outils, mais plutôt à transformer notre relation avec eux et à remodeler la manière dont ils servent notre société.
Pour aller de l’avant, il faut agir sur plusieurs fronts. Il faut avant tout reconnaître que la qualité de notre paysage numérique est façonnée par nos choix collectifs. En interagissant avec des contenus pertinents, en les partageant et en les promouvant, tout en signalant et en rejetant activement les contenus préjudiciables, nous contribuons à un environnement en ligne plus sain. Ce pouvoir de l’action collective ne doit pas être sous-estimé : le principe fondamental de l’offre et de la demande implique que les créateurs de contenu et les plateformes répondront en fin de compte à ce que les utilisateurs apprécient réellement.
L’éducation joue un rôle crucial dans cette transformation. Nous avons besoin de programmes complets d’alphabétisation numérique qui vont au-delà des compétences techniques de base et incluent la pensée critique, l’évaluation du contenu et des habitudes d’utilisation saines. Les jeunes, en particulier, doivent être dotés d’outils pour naviguer dans le monde numérique en toute conscience, en comprenant ses avantages et ses inconvénients.
Les cadres réglementaires doivent également évoluer pour suivre le rythme des changements technologiques. Il ne s’agit pas seulement d’une surveillance gouvernementale, mais d’une coopération entre les entreprises technologiques, les établissements d’enseignement, les professionnels de la santé mentale et les organismes communautaires. Ensemble, ces acteurs peuvent créer et appliquer des lignes directrices qui protègent les utilisateurs tout en préservant les avantages de la connectivité numérique.
Plus important encore, nous devons changer notre discours culturel sur l’utilisation des technologies. Au lieu de considérer les appareils numériques et les réseaux sociaux comme des outils entièrement bénéfiques ou entièrement néfastes, nous devrions promouvoir une compréhension plus nuancée de la manière dont ces outils peuvent être utilisés intentionnellement pour l’apprentissage, le développement personnel et la création de liens significatifs.
Le chemin vers le bien-être numérique n’est pas une question de restriction, mais d’autonomisation. En comprenant l’impact de nos habitudes numériques, en pratiquant régulièrement le renouvellement mental grâce à des concepts comme le « débrousser l’esprit » et la « détoxification mentale », et en faisant des choix conscients quant à notre utilisation des technologies, nous pouvons créer une relation plus saine avec notre monde numérique. L’objectif n’est pas de moins utiliser la technologie mais de mieux l’utiliser.
Rappelons-nous à mesure que nous avançons que la technologie doit nous servir et non nous contrôler. Nous pouvons œuvrer pour un avenir où la technologie enrichira notre expérience humaine plutôt que de la diminuer, en prenant des mesures concrètes pour protéger notre bien-être mental tout en exploitant le potentiel positif de l’innovation numérique.
References
- Youth Mental Health Crisis, https://shorturl.at/yqB0w
- Rahimi, R. Oxford’s word of the year is a modern condition familiar to most of us, https://shorturl.at/mzHhk
- Haidt, J. The Anxious Generation: How the Great Rewiring of Childhood Is Causing an Epidemic of Mental Illness, Penguin Press, 2024
- School smartphone ban results in better sleep and improved mood, https://shorturl.at/FCCLE Posted on 11 December 2024
- Documentary: Swiped: The School that Banned Smartphones, hosted by Matt and Emma Willis
- Gülen, M. Fethullah “Zihinler Silkelenmeli,” https://shorturl.at/XAH3H