Reyhane Daglar
Des psychologues et des psychiatres musulmans ont récemment publié un ouvrage enrichissant intitulé Application des principes islamiques aux soins cliniques en santé mentale[1]. J’avais entendu parler du Dr Rania Awaad et de son travail en santé mentale lors d’une conférence organisée par le Salaam Islamic Center. Elle est professeure clinicienne agrégée de psychiatrie à la Stanford University School of Medicine et directrice du Muslim Mental Health Lab. Étudiant la manière dont les textes islamiques traditionnels rejoignent les disciplines modernes de la psychologie et de la psychiatrie, le Dr Awaad utilise l’approche « biopsychosociale » ; elle affirme ainsi que la psychologie, la santé mentale, la spiritualité et la religion ne sauraient être séparées. Partageant moi-même cette conception des choses, j’ai été très impressionnée par les méthodes de traitement clinique qu’elle pratique elle et son équipe, ainsi que par leur nouvel ouvrage. Il consiste en une présentation de la psychothérapie islamique traditionnelle intégrative (PITI), aboutissement des recherches du Centre Khalil.
J’attache de l’importance à cet ouvrage parce que je crois vraiment au pouvoir des approches holistiques de la guérison. Je suis par ailleurs impliquée dans l’Association pour les sciences psychologiques et spirituelles (ASPS)[2], qui, comme le Centre Khalil, encourage psychologues, psychiatres, étudiants en médecine, théologiens et chercheurs en sciences humaines à échanger et à mener des études afin de résoudre nombre de problèmes qui se posent aux individus comme aux sociétés. L’ASPS fait en outre pendant au Centre Khalil en ce qu’elle mène un travail similaire d’analyse des sources conceptuelles religieuses et spirituelles de l’histoire orientale en mettant l’accent sur le soufisme. Ainsi, les sources principalement islamiques sont-elles étudiées afin de développer des théories, des concepts et des stratégies thérapeutiques universellement applicables.
Deux moitiés d’une même pièce
L’ouvrage récemment publié, Application des principes islamiques aux soins cliniques en santé mentale, repose sur trois principes fondamentaux. Tout d’abord, les chercheurs ont passé au peigne fin les textes islamiques traditionnels et fondamentaux, tels que le saint Coran, les paroles du prophète Muhammad (hadith) et ses actions (Sunna), ainsi que d’autres directives islamiques générales visant le bien-être spirituel et matériel. Ensuite, ce passage en revue d’une littérature riche et solide a été évalué, puis associé à la psychologie moderne. Enfin, des méthodes pratiques ont été obtenues par synthèse, en ayant recours à la littérature islamique traditionnelle dans le domaine de la psychologie et aux techniques de psychothérapie d’aujourd’hui.
L’ouvrage offre un compte rendu clair et détaillé des différences entre l’approche de la psychiatrie moderne et celle de la PITI. La psychiatrie contemporaine est largement basée sur le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux[3] (MDSTM) et la Classification internationale des maladies[4] (CIM) qui sont utilisés pour diagnostiquer les troubles mentaux. La PITI utilise ces textes et la grande quantité de recherches cliniques qu’ils contiennent, tout en prenant en considération, par ailleurs, le Coran, les hadiths, la Sunna et d’autres traditions spirituelles islamiques. La différence essentielle réside dans le fait que la PITI préconise une approche plus holistique de la santé mentale qui inclut le bien-être spirituel d’une personne, alors que la psychiatrie moderne ne tient pas compte dimension spirituelle de la pathologie d’une personne pour lui prescrire un traitement clinique.
Le point de vue de la PITI est que le concept de santé et de pathologie ne saurait être abordé de manière adéquate avec les diagnostics cliniques actuels. Selon l’islam, une bonne santé psycho-spirituelle est fortement liée à l’acquisition par chacun d’une solide compréhension de son propre et unique but immatériel, et les traitements appropriés pour obtenir et maintenir sa santé psycho-spirituelle peuvent être obtenus par le biais de la formation. Par exemple, une personne qui souffre d’un excès d’arrogance, qui affecte négativement divers aspects de sa vie, n’a pas besoin d’un traitement clinique psychiatrique moderne. L’arrogance étant considérée dans les sources islamiques comme une maladie spirituelle, un praticien PITI abordera cette affection dans une approche intégrative psycho-spirituelle.
L’ASPS explique cette conception plus en détail en affirmant que l’être humain est une création vaste, profonde et complexe qui aspire à un sentiment d’éternité, de permanence, de compréhension au sein de la vie et de la création, et à une connexion avec son Créateur. La santé spirituelle est considérée comme aussi importante que la santé physique et mentale, car négliger sa santé spirituelle peut avoir des conséquences néfastes sur de nombreux aspects de la vie d’un individu. Ainsi, la satisfaction éternelle peut-elle être atteinte par le biais de la plénitude spirituelle.
Ces techniques ne sont pas, par ailleurs, propres aux seuls musulmans, bien qu’elles trouvent leur justification dans la théologie islamique ; elles pourraient s’appliquer tout aussi bien aux athées qu’aux croyants, quel que soit leur système de croyance, puisque l’islam vise à porter sur la vie un regard holistique d’une manière telle que tout un chacun puisse s’y retrouver sous une forme ou une autre.
Nos « sens intérieurs » ne sauraient être ignorés
Les êtres humains ont des sens externes et des sens internes. Les sens externes comprennent la vue, l’ouïe, l’odorat, le goût et le toucher ; c’est par leur biais que nous communiquons avec le monde extérieur. Les sens internes, quant à eux, sont d’ordre spirituel ; ils permettent de communiquer avec le monde intérieur. Ils supposent des concepts métaphysiques tels que le cœur spirituel (qalb), l’âme (rūh), ainsi que différents modes de cognition (sirr, khafī, akhfā, etc.). Ils sont la profondeur distincte que possède le cœur. Les êtres humains disposent, en matière de dynamique et de mécanismes internes, d’un large éventail d’utilisations, et nos sens internes et externes devraient fonctionner ensemble comme les deux ailes d’un oiseau. De même que nous prenons des vitamines pour renforcer notre corps physique, c’est en aiguisant nos sens intérieurs que nous renforçons notre « corps » spirituel.
Les différents chapitres qui constituent l’ouvrage sont tous des plus fascinants et ont pour effet de convaincre et d’inspirer le lecteur, qui est ainsi porté à comprendre et mettre en pratique les techniques de la PITI. À titre d’exemple, l’ensemble du chapitre sur l’intellect et sa méthodisation en psychothérapie islamique est remarquable. L’une des observations les plus frappantes est que le mot intellect, qui est mentionné près de 50 fois dans le Coran et dans les hadiths, fait référence au lien entre l’intellect et le bien-être. Ainsi, l’importance de l’esprit est-elle expliquée sous un angle différent. La thérapie cognitivo-comportementale (TCC) examine nos pensées, nos sentiments et les rôles qu’ils jouent eu égard à la manière dont ils affectent notre comportement. Il existe une corrélation directe entre nos pensées, notre santé émotionnelle, notre bien-être mental, et, partant, nos actions. L’ouvrage fait référence aux écrits du juriste, mystique et philosophe musulman Abū Hāmid al-Ghazālī et à sa méthode au sein de la littérature islamique. al-Ghazālī a proposé de mettre en œuvre des interventions entre les étapes pour remédier aux pensées erronées, aux sentiments négatifs et aux actions. Ainsi, l’ablution en islam, qui est souvent effectuée une fois avant chacune des cinq prières quotidiennes, est-elle donnée en exemple au cours de deux des étapes. Ces interventions aideraient à déplacer l’attention jusqu’alors centrée sur la pensée erronée, modifiant ainsi l’état émotionnel.
Si la PITI traite de l’intellect, elle intègre néanmoins trois niveaux de « soi » (nafs) : les pulsions animales et le soi inférieur ordonnant le mal (nafs ammāra), le niveau du blâme autocritique (nafs lawwāma) et celui de la sérénité (nafs mutma’inna). Ces différents niveaux sont interprétés comme correspondant à l’élévation spirituelle de l’esprit humain. Un praticien PITI vise à faire atteindre à son patient le niveau correspondant à la sérénité. La PITI œuvre de manière progressive avec les sciences cognitives, identifiant et combattant les pensées erronées d’un individu, avant de reconstruire des situations, des pensées et des sentiments.
Les sept stades de la progression de la pensée
Outre la description qui est faite de l’intellect dans l’ouvrage, l’ASPS fait état de sept stades des dimensions métacognitives et du système de fonctionnement de l’esprit qui constituent des étapes importantes du traitement de l’information.
Le premier est l’« imagination » (takhayyul) ; à ce stade, de fausses pensées se produisent. L’esprit commence à réagir de manière excessive en imaginant de fausses pensées, comme s’inquiéter de tomber malade du fait de la Covid-19, lors même qu’on est en auto-quarantaine et qu’on n’a quasiment aucune chance de la contracter. Dans cette phase, des pensées négatives et des appréhensions se produisent. Vient ensuite le stade de la « représentation » (tasawwur). À ce stade, les pensées sont conceptualisées et façonnées. Un individu pourrait commencer à croire, ou peut-être même se convaincre, qu’il a contracté le virus s’il est constamment exposé à des informations négatives sur le sujet. Lorsque les phases d’imagination et de conception s’activent, les pensées commencent à attaquer le monde intérieur d’un individu. Les pensées toxiques peuvent commencer à pénétrer dans le cerveau et peuvent faire des ravages chez un individu, et prendre les formes d’un comportement anormal, de l’anxiété, du stress ou de pensées obsessionnelles.
Le quatrième stade est celui de la « compréhension » (ta‘aqqul), qui évalue nos pensées dans le but de les comprendre plus clairement. Vient ensuite le stade de l’« approbation » (tasdīq), où les individus comprennent et confirment dans leur cœur les pensées positives. Le stade suivant est celui de la « clairvoyance » (idh‘ān), qui débute là où les individus commencent à très bien se comprendre et agissent en fonction de leur compréhension. Vient ensuite la « favorisation » (iltizām). La dernière étape est la « foi » (i‘tiqād), qui suppose une croyance sincère, de la fermeté et d’agir selon ce que l’on croit être juste, sans balancer. Les deux premières étapes, l’imagination et la représentation, correspondent au processus de pensée et à ce qu’il produit. Pour modifier leurs pensées erronées, les individus doivent intervenir consciemment au niveau des deux premières étapes en « s’affranchissant des habitudes ». Viser directement la source de ces pensées négatives permet à un individu de commencer à changer ses processus de pensée défectueux. Il faut commencer par se soustraire à une exposition excessive aux informations inutiles. Les habitudes doivent toujours être remplacées, afin de combler le vide ainsi laissé ; il est ainsi recommandé de pratiquer des activités autrement bénéfiques, telles que lire le livre saint, prier, passer du temps à l’extérieur, s’engager avec des personnes qui apportent joie et autres émotions positives, ou s’investir dans un passe-temps ou un sujet qui nous intéresse.
Application des principes islamiques aux soins cliniques en santé mentale : une présentation de la psychothérapie islamique traditionnelle intégrative doit être considéré comme un livre de chevet que devrait lire tout professionnel travaillant avec des musulmans. L’ouvrage clarifie et démontre de manière structurelle comment la psychothérapie islamique traditionnelle intégrative est utilisée en thérapie en présentant une vue d’ensemble de la psychologie moderne et de la bibliographie islamique traditionnelle. Des exemples de cas sont expliqués de manière éclatante et détaillée. Après avoir lu l’ensemble du volet théorique ainsi que les études de cas, les lecteurs trouveront des réponses à leurs questions. Que le lecteur soit un praticien de la thérapie centrée sur les émotions, cognitivo-comportementale, comportementale, ou encore spirituelle, il tirera bénéfice de cet ouvrage qui, dans la section intitulée Traitement des domaines de la psyché humaine, couvre l’ensemble des quatre approches. Les interventions thérapeutiques peuvent ainsi être mises en œuvre de manière pratique.
[1] Hooman Keshavarzi et al. (2020), Applying Islamic Principles to Clinical Mental Health Care: Introducing Traditional Islamically Integrated Psychotherapy, Routledge, New York (NdT).
[2] Association for Psychological and Spiritual Sciences (NdT).
[3] Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (NdT).
[4] International Classification of Disorders (NdT).