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L’ESSENCE DU TEMPS

par CM Editor
L’ESSENCE DU TEMPS
Zaïnab Goonay

La confession de saint Augustin exprime la situation de la plupart des gens qui ont contemplé la nature du temps. Le temps a rendu perplexes de nombreux philosophes. Zénon, Avicenne et saint Augustin ont même douté de son existence. Ils sont allés jusqu’à prétendre que le temps physique n’existe pas et qu’il n’est qu’une présence subjective dans notre esprit. Le temps a captivé les psychologues et les neurobiologistes par ses aspects curieux. Cependant, c’est la physique qui a permis de répondre à la plupart de ces questions singulières : le temps a-t-il un début ? La nature asymétrique de la direction du temps, qui va du passé vers l’avenir, n’est-elle pas une illusion ? Pouvons-nous voyager dans le temps ? Pouvons-nous associer temps et éther ? Le temps peut-il exister sans rien ?

À toutes ces questions s’ajoute un autre aspect du temps : la connexion du temps avec la création, et la continuité des processus physiques. Dans cet article, nous présenterons une analyse approfondie des distances subatomiques, pour tenter de comprendre la création et d’expliquer ce que signifie le temps, sans aborder le temps cosmologique. Nous évoquerons également ce qu’ont écrit les savants musulmans sur ce thème.

Le point de vue de la physique classique et moderne

Le physicien le plus connu qui a écrit sur le temps est Newton. Pour lui, l’espace et le temps sont des contextes différents dans lesquels se déroulent des processus physiques. C’est pourquoi le temps peut exister avec ou sans événements. Selon Newton, le temps est un ensemble linéaire d’instants, et chaque instant existe en soi, il ne parle donc que de l’existence du présent. Dans cette approche, le temps est absolu, ce qui signifie qu’il est le même partout dans l’univers. Ainsi, votre « instant présent » est le même que mon « instant présent », quelles que soient nos vitesses de déplacement. Selon ce point de vue, le voyage dans le temps n’est pas possible. Au début du 20e siècle, après les travaux d’Hermann Minkowski et la théorie de la relativité d’Einstein, la question : « Qu’est-ce que le temps ?» a reçu la réponse suivante : « Le temps est la quatrième dimension. » Cette affirmation est presque devenue un cliché. Visualiser non seulement la quatrième dimension elle-même, mais aussi sa relation avec l’espace est difficile. Dans l’espace-temps de Minkowski, une dimension temporelle peut se transformer en dimension spatiale par rotation de la même façon que la longueur d’un objet peut devenir sa hauteur en faisant simplement tourner l’objet. En réalité, c’est une erreur de penser que l’espace et le temps sont deux choses indépendantes. On parle de la présence d’un temps par défaut là où il y a de l’espace. Un événement se produit généralement dans un espace-temps, en un lieu de l’espace-temps et en un espace de temps de l’espace-temps particuliers. Et dans tous ces lieux, d’autres nombreux événements se produisent aussi. En 1919, dans un entretien accordé au New York Times, Einstein expliquait le changement de vision de l’espace-temps :

« Jusqu’aujourd’hui, on croyait que le temps et l’espace existaient en eux-mêmes, indépendamment du soleil, de la terre et des étoiles, mais à partir de ce jour, nous savons que le temps et l’espace ne sont pas des vaisseaux de l’univers et qu’ils ne peuvent absolument pas exister sans rien, à savoir ni soleil, ni terre, ni autres corps célestes. »1

Le nouveau concept d’espace-temps a également changé la croyance profondément enracinée selon laquelle seul le présent est réel, parce que, dans l’espace-temps, le passé et le présent existent ensemble. Les physiciens préfèrent penser le temps comme étalé dans sa totalité — un espace-temps semblable à un paysage — avec tous les événements passés et futurs placés ensemble. On parle de « bloc du temps ». Tout ce qui distingue un moment particulier et privilégié comme étant le présent, ou tout processus qui transforme les événements futurs en événements présents, puis passés, ne figure pas dans cette description de la nature. Bref, le temps du physicien ne passe pas, il ne s’écoule pas. Paul Davies utilise l’expression « univers-bloc » pour décrire sa conception de l’univers. Des philosophes comme Leibniz et Spinoza ont soutenu cette description. Dire que le temps ne s’écoule pas, mais que c’est nous qui nous écoulons en changeant à chaque instant notre position en espace-temps sur le paysage de l’espace-temps n’est pas une évaluation fausse. Aristote l’a dit de façon plus simple : « Le temps, c’est le mouvement. » Un très bel exemple en est proposé́ par Roumi — exemple aussi employé par l’imam Rabbani — pour expliquer la nature non réelle de la matière, et qui explique également comment l’espace-temps naît avec le mouvement. Imaginez un bâton qui tourne à grande vitesse, avec une lumière fixée à un bout. Même si la lumière est fixée sur un point précis, comme le bâton tourne à grande vitesse, nous voyons un cercle de lumière.

La théorie de la relativité restreinte a aussi révélé que le temps n’est pas absolu. Le temps ralentit quand le mouvement augmente et cesse quand la vitesse atteint celle de la lumière. Cet effet se manifeste seulement à des vitesses proches de la vitesse de la lumière dans le monde quantique. Nous ne pouvons le voir puisque le mouvement à échelle humaine est beaucoup trop lent. La nature relative du temps s’intègre aussi dans la théorie de la relativité généralisée, avec la théorie de la gravitation comme courbure de l’espace-temps. L’une des caractéristiques étonnantes des équations de la relativité généralisée, remarquée pour la première fois par Gödel en 1949 et par beaucoup d’autres ensuite, est qu’elles permettent dans l’espace-temps des courbes qui ressemblent étroitement à des lignes temporelles. Cela signifie qu’il est, théoriquement, possible de voyager dans le temps.

Une échelle de temps dont nous ne savons rien

L’approche moderne expliquée ci-dessus est valide au niveau atomique seulement. Elle a sa place dans la structure fondamentale de la théorie quantique. Cependant, la science n’a aucune base expérimentale pour révéler quoi que ce soit de la nature du temps à l’échelle de Planck ou à des niveaux inférieurs. L’échelle de Planck correspond à un temps de 10-44 secondes et à une longueur de 10-35m. C’est une longueur qui est cent millions de millions de millions de fois plus petite que le noyau atomique. À de telles longueurs, la théorie quantique ne s’applique plus. Nous n’avons ni la théorie nécessaire ni les équipements expérimentaux requis pour dire quoi que ce soit de ce temps.

La relation du temps avec la création

La conception du temps physique a fait l’objet, au début du 20e siècle, de grands changements révolutionnaires. Mais bien avant ces modifications, on a vu se développer des explications métaphysiques de ce qu’est réellement le temps. L’une d’entre elles est celle de René Descartes. Dans sa méditation sur l’existence de Dieu, il affirme que Dieu recrée le monde à chaque instant, et le fait continuellement. Le temps est donc un processus divin de recréation. Descartes évoque deux éléments dans son argumentation. Le premier est que la création est un acte continuel, et le second est que cet acte est en relation avec le temps. Nous savons tous que la continuité de la création se trouve dans la Torah, la Bible et le Coran. Selon ce principe de continuité, Dieu n’a pas créé l’univers au commencement pour ensuite le laisser évoluer selon des lois. Les idées de Descartes relatives à la relation création/temps sont dans un certain sens comme une interprétation métaphysique. Elle est peut-être une inspiration que Descartes a reçue d’une écriture divine.

De nombreux savants musulmans se réfèrent aux versets coraniques pour expliquer la nature du temps. Ibn al- Arabi, par exemple, décrit dans son Kitab Ayyam al-Sha’n la structure du temps. Il cite le verset suivant comme référence : Tous ceux qui sont dans les Cieux et sur la Terre implorent Son secours, pendant que Lui Se manifeste chaque jour dans la réalisation d’une œuvre nouvelle (55 : 29). Le mot « jour » est interprété non comme la période de temps que nous appelons « jour » mais comme un jour dans la présence divine de Dieu. Dans le Coran, l’expression « réalisation d’une œuvre nouvelle » est employée pour traduire le mot « sha’n » quand il est question des actes de Dieu, pour les distinguer des actes humains. En outre, sha’n (réalisation d’une œuvre nouvelle) est toujours associé avec les moments les plus petits et les plus beaux, ce qui signifie que Ses actes se produisent à une vitesse incroyable. Peu de versets parlent de l’incroyable vitesse de la création. En voici deux :

Lorsqu’Il décrète qu’une chose doit être, il Lui suffit de dire : « Sois ! », et la chose est. (Al-Imran, 3 : 47)

Notre ordre ne tient qu’en un mot, qui est sitôt dit, sitôt exécuté. (Al-Qamar, 54 : 50)

Ces deux versets montrent non seulement que Dieu crée ce qu’Il veut, sans aucune difficulté, mais aussi la vitesse avec laquelle Ses actes et Ses commandements sont exécutés. C’est pourquoi la plupart des savants interprètent le verset 29 de la sourate 55 de la manière sui- vante : « Dieu est dans une nouvelle manifestation ou une nouvelle occupation à chaque instant. »

Si nous revenons maintenant au niveau subatomique où nous nous rapprochons à chaque instant de la recréation, et si nous lisons Les paroles du savant musulman SaïdNursi, nous pouvons mieux comprendre l’essence du temps :

La transformation des atomes se compose du mouvement et de significatives vibrations causées par la transcription des « mots » de la Puissance Divine (imam-i mubin). Ces mots sont tirés du Livre Manifeste (kitab-i mubin) sur la Tablette d’Effacement et de Confirmation (la réalité et, métaphoriquement, une page du flux du temps). Cette transcription a lieu selon les préceptes et les principes du Registre Manifeste. Le Livre Manifeste est une expression pour les exécutions de la Puissance Divine et qui fonctionne à l’heure actuelle et dans le monde matériel pour créer des choses. Le Registre Manifeste est une expression pour la connaissance de Dieu et Ses commandes, où tout appartenant au monde de l’invisible existe comme des archétypes, des principes ou des lois pour former ses graines et ses formes futures, dépliées, contenant des graines de reproduction.

Les termes imam-i mubin et kitab-i mubin sont employés dans le Coran dans les versets suivants :

En fait, tout est recensé par Nous dans un Livre d’une clarté limpide. (Ya Sin, 36: 12) Les négateurs disent : «L’Heure ne nous atteindra pas ! » Réponds-leur : « Mais si, par mon Seigneur qui connaît le mystère de l’Univers ! Elle vous atteindra à coup sûr, car rien de ce qui est dans les Cieux ou sur la Terre, fût-il du poids d’un atome, n’échappe à la connaissance du Seigneur. Et il n’est rien de plus petit ni de plus grand qui ne soit mentionné́ dans un Livre explicite » (Saba, 34 : 3).

Le terme imam-i mubin, qui est employé indifféremment avec lawh al-mahfuz par de nombreux savants islamiques, est associé à la connaissance et au commandement divins. Comme la connaissance divine englobe tout, l’imam-i mubin inclut le passé, le présent et l’avenir ainsi que le monde de l’invisible. On trouve dans l’imam-i mubin le temps de azal (éternité dans le passé) jusqu’au abad (éternité dans le futur). Le kitab-i mubin lui, n’englobe que le présent. Nous comprenons du verset coranique qui précède que le kitab-i mubin contient le sens intérieur (batin) de la création comme son sens extérieur (dhahir). Le passage du temps réside dans une relation étroite entre imam-i mubin et kitab-i mubin. Le temps passe quand le commandement de Dieu procède de la sphère de la connaissance divine vers la sphère de la puissance divine. Puisque nous sommes limités dans le temps, et que nous ne sommes que témoins du livre de l’univers, qui est le kitab-i mubin, nous ne voyons que le présent, instant après instant. D’une certaine façon, nous assistons à la recréation, instant après instant, une création qui se poursuit en passant totalement inaperçue en raison de la vitesse incroyable des commandements divins, de l’imam-i mubin au kitab-i mubin. Ibn al-Arabi interprète le verset : « pensent-ils que la première création Nous a épuisé, pour qu’ils soient dans le doute au sujet d’une création nouvelle ? » (Al-Qaf, 50 : 15) comme suit : à tout instant se produit un renouvellement continuel de la création. Ce que les gens voient au premier instant n’est pas identique à ce qu’ils voient au moment précédent. Les gens sont donc dans la confusion. En réalité, par la manifestation de Ses noms, Dieu crée, annihile et recrée l’univers en permanence.

Création, temps et continuité des événements physiques

En gardant à l’esprit le lien entre imam-i mubin et kitab-i mubin et le renouvellement de la création à chaque instant, nous pouvons maintenant passer à une autre question importante, à savoir la continuité des événements physiques. Certains philosophes ont affirmé, avant même que la physique quantique ne révèle la nature discontinue des particules subatomiques, que c’est notre mental qui appréhende des événements discrets comme étant continus. Et c’est pour cette raison que nous sommes amenés à conclure que les choses qui nous entourent sont continués. Citons les exemples les plus connus, à l’échelle macroscopique : voir un film au cinéma, c’est en réalité voir successivement 60 images à la seconde, l’ampoule électrique qui brille, c’est en réalité une lumière qui vibre de nombreuses fois. Même si ces processus sont discrets par nature, nos instantanés mentaux successifs donnent l’impression que ces proces- sus sont continus. Qu’en est-il de la discontinuité dans le monde microscopique ? Le Pr Whitehead explique le caractère discret du mouvement de l’électron de manière subtile :

« Prétendre qu’un électron ne poursuit pas continuellement son chemin dans l’espace n’est pas une affirmation fausse. La conception opposée quant à son mode d’existence est qu’il semble être une série de positions séparées dans l’espace, qu’il occupe pendant des périodes de temps successifs. C’est comme si une automobile, se déplaçant à une vitesse de 50 km/h sur une route, ne parcourait pas la route dans une continuité, mais apparaissait successivement aux bornes successives, et restait deux minutes à chaque borne. » Nous pouvons regarder plus avant vers les longueurs inférieures à l’échelle de Planck, dans le cadre physique le plus petit que nous puissions imaginer, là où la physique rejoint la métaphysique et où se produit l’acte de création. Il se peut aussi que ce lieu soit le domaine de la discontinuité, puisque c’est en ce lieu que se produit la matérialisation. En ce lieu, nous pouvons peut-être être témoins d’actes de création et d’annihilation et ensuite de recréation de Dieu, si nous sommes capables de descendre à un tel niveau. Ainsi, au niveau subatomique, la transformation des particules peut être considérée comme des vibrations qui se produisent quand le commandement de Dieu est exécuté, de l’imam-i mubin au kitab-i mubin, et du kitab-i mubin à l’imam-i mubin. Il y a donc un cycle continuel de naissance et de mort dans le livre de l’univers, bien entendu si nous n’appelons pas mort le fait d’apparaître dans l’univers pour une fraction de fraction de seconde.

Nursi se réfère au verset coranique 88 de la sourate 28 pour dire que « l’existence vient continuellement de Dieu et retourne à Lui pour périr dans la connaissance de Dieu ». Il prétend qu’il n’y a aucun néant absolu (adam) puisque rien ne peut s’échapper de la sphère de la connaissance de Dieu. Autrement dit, même si quelque chose cesse d’exister dans le monde physique, elle est toujours présente dans la connaissance de Dieu. Parce qu’en Dieu les idées des choses sont déterminées, imam-i mubin, le nom de Sa connaissance, est également associé à ayan thabita, qui signifie les prototypes déterminés, là où existent les réalités latentes des choses.

Le temps et le dahr

Différent du mot « temps », le mot dahr est aussi employé dans certains versets coraniques (45 : 24). Les savants ont des opinions différentes sur la terminologie de ce dernier mot. Le sens le plus généralement admis est une longue période, un éon. Sadruddin Konevi appelle Dieu dahr-i daim, c’est-à-dire « dahr éternel » et identifie cette idée au temps éternel qui n’a pas d’aspect relatif mais inclut le temps relatif et temporel. Selon lui, dahr est l’essence du temps. Cela nous aide à comprendre la parole prophétique : « Ne maudis pas dahr, car Dieu est dahr. »

Conclusion

Nous avons vu ce que la physique a à affirmer sur le temps, mais nous ne saurons jamais si la science peut en saisir toute la vérité. En outre, la science ne peut rien dire sur la nature du temps pour les longueurs égales ou inférieures à l’échelle de Planck. Ou bien nous nous arrêtons là et ne posons plus de question, ou bien nous détruisons les principes du positivisme. Les savants et les intellectuels islamiques ont toujours lié le temps à l’acte divin de création. Saïd Nursi va plus loin et lie le passage du temps à la relation entre imam-i mubin et kitab-i mubin. Puisque nous sommes une création dans l’espace-temps, nous sommes soumis au temps relatif et n’avons que la perception des événements dans le temps. Mais il se peut très bien que l’essence la plus intime du temps réside non dans le monde matériel mais dans l’invisible.

Notes

  1. The New York Times, décembre 1919.
  2. Paul Davies, « The Mysterious Flow » (Le courant mystérieux), Scientific American, septembre 2002.
  3.  Pour explorer le sujet à de tels niveaux de longueur, nous avons besoin d’un accélérateur de particules beaucoup plus puissantes que celui proposé par le projet SSC (Superconducting Super Collider), projet finalement abandonné par le Congrès américain après une dépense de 2 milliards de dollars.
  4.  Saïd Nursi, Les paroles, 30ème parole.
  5. Alfred N. Whitehead, Science and Modern World (Science et Monde moderne).
  6. Toute chose est périssable (et donc périt) sauf Sa « face » (Son Soi éternel et ce qui est fait pour obtenir Sa satisfaction) (Qasas, 28 : 88).
  7. Sa’id Nursi, Les Lettres, 15ème lettre.
  8.  Ils disent : « Il n’y a pour nous que notre vie présente : nous vivons et nous mourons. Seul le temps qui passe nous fait périr. » Ils n’ont aucune connaissance de tout cela, et ne font que conjecturer. (Jathiya, 45 : 24)

NB : Publié pour la première fois dans Le Nouvele Ebru.

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